Ma vie d'avant
Je suis Hanae, vingt-et-un ans. J'ai toujours vécu seule avec ma mère dans un petit studio, plongé en plein cœur de Tokyo. Elle travaille dans une agence d'entretien à domicile. Clairement, elle est femme de ménage. Rien de bien palpitant, mais c'est une femme incroyablement courageuse et optimiste. Maladroite dans l'expression de ses sentiments, mais toujours présente. En ce qui concerne mon paternel, je ne l'ai pas connu et ma mère m'en a dit peu. Il était étranger, originaire de Boston. Un grand brun à l'allure sévère. Voilà tout. J'ai vu aux yeux de ma charmante mère qu'à ces quelques mots, ils étaient emplis d'une immense tristesse, donc je n'ai pas insisté. J'ai toujours été une enfant calme, patiente, réservée mais joyeuse. A l'école, je croulais sous les remarques, du genre : "trop discrète", "élève effacée" et j'en passe. Solitaire dans l'âme, je ne me liais qu'avec certains de mes camarades plutôt curieux pour faire l'effort de m'approcher. Autrement, je me réfugiais dans la bibliothèque de l'école, j'adorais lire. Ou sur le toit, j'adorais le vent dans mes cheveux. En ce qui concerne les amours, j'en ai connu un. Unique. C'était en classe de première, il s'appelait Hiroki. Tout naturellement, nous sommes tombés amoureux. On dit que l'être humain vit une vie bancale et n'a de cesse de rechercher sa moitié. Sans quoi, il est incomplet. J'eu la chance de trouver la mienne rapidement. Il avait soif de connaissance, sa curiosité n'avait aucune limite. Intelligent, il apprenait vite. J'avais une immense admiration pour lui. À côté, je n'étais qu'une petite âme sauvage, créant sous chaque coup de crayons un nouveau monde où je nous imaginais vivre pour l'éternité. En effet, j'aimais écrire, dessiner. Ma tête débordait d'idées en tout genre. Souvent, il était le héros de mes nouvelles, de mes croquis. Il était ma muse, Hiroki.
Un souvenir sombre marque toutefois ma mémoire. Nous étions encore au lycée, nous aimions nous balader avant de rejoindre nos domiciles respectifs. C'était du côté du parc dans le quartier d'Ueno, nous avions un peu trop tardé et la nuit était tombée froidement. Une bande de loubards, nous a lâchement agressé. Hiroki avait pris ma défense. Je vois encore cette lame brillait sous l'éclairage douteux d'un lampadaire et embrassait sauvagement son cou. A la vue du sang, les voyous prirent rapidement leurs jambes à leurs coups. Le temps s'était arrêté un moment. Moins de dix secondes. Affreuses secondes. Je me suis jetée sur son corps inerte, pris son pouls, il était encore en vie, mais sa gorge ne cessait de déverser du liquide rouge vif et chaud. Mon réflexe avait été d'écraser mes mains afin d'empêcher l'hémorragie. Puis les secours sont intervenus. Je ne pleure plus mais longtemps des cauchemars m'ont hanté la nuit. Plus jamais je n'ai eu le plaisir d'entendre sa douce voix. Elle m'a manqué atrocement. Hiroki allait bien mais ses cordes vocales étaient foutus. Cette épreuve nous avait soudé. Tout deux nous avions appris le langage des signes afin de communiquer, mais plus que des gestes, je le comprenais d'un coup d'œil. Notre complicité était devenue infini. Je m'étais aussi davantage liée à sa famille. Il m'adorait pour que ce j'apportais à Hiroki et je les adorais d'avoir offert à la Terre cet être que j'aimais profondément. Toutefois, c'était dur. Pour lui. Il avait perdu cette petite étincelle, celle qui attirait instantanément l'attention, celle qui faisait qu'on l'appréciait tous. Néanmoins, à mes yeux, il restait toujours le même. Hiroki. Je lui disais souvent.
J'étais en faculté de Lettres. J'avais fais des connaissances incroyables. Dont une spéciale : un de mes professeurs. Bienveillant à mon égard, je le considérais comme un oncle, un membre de ma famille qui ne comptait alors jusque là qu'une personne, ma mère. Je dînais parfois à son domicile, il vivait seul et nous parlions des heures entières de littérature, d'art. Il m'avait offert les billets de mon premier opéra. Il m'encouragea à me lancer dans l'écriture d'un roman. Il suivait fidèlement chacun de mes écris que je publiais soigneusement sur un blog. Ce dernier avait fait vite le tour du campus grâce à sa langue bien pendu aussi et j'épousais une popularité encore inconnue jusque là. Cela n'avait rien changé à mon comportement toutefois. Je demeurais discrète et je riais beaucoup. Hiroki avait trouvé du travail dans un petit cabinet en tant que secrétaire. Nous nous fiançailles. J'étais heureuse.
J'étais heureuse et il est mort.
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A Shinkyo
Nous avions fraîchement vingt ans et nous sommes morts. Lui, fauché par un véhicule. Moi, mon âme, mon cœur, parti avec lui. Je suis restée un petit moment auprès de sa famille. Dans le deuil. Dans le chagrin. Plus les jours passés, le temps s'écoulait et je sombrais toujours davantage tandis que le monde tournait normalement, dans l'ignorance la plus complète de ce qu'il avait perdu. De ce que j'avais perdu. La douleur était telle que je songeais maintes fois à y mettre fin moi-même. « À quoi bon ? », « pourquoi ? », me questionnais-je chaque jour. Suite à une tentative vaine, ma mère m'envoya en maison de repos dans les hauteurs de Tokyo. Sublime vue sur le mont Fuji. Tant bien que mal, elle voulait me préserver. J'y demeurais un peu moins d'un an, coupé de tout. Pas d'Internet, ni de téléphone. Uniquement des preuves écrites. Régulièrement, ma mère et celle d'Hiroki m'envoyèrent des courriers, afin de prendre de mes nouvelles. Une fois sur deux, je leur répondais. Toujours vaguement. Je lisais, pour ne pas trop m'abrutir, mais je ne savais plus m'exprimer correctement. Une coquille vide, en somme. J'enfouissais toutes mes émotions au plus profond de cette dernière. Je voulais oublier naïvement tout en sachant pertinemment que je n'oublierai jamais. Une fois la nuit tombée, je me réveillais avec d'affreux spasmes, mes yeux déversaient des litres de larmes et j'hurlais, je criais.
Toutes les semaines, nous voyions un médecin. Mais je ne parlais pas d'Hiroki, jamais. À la place, je tenais un petit journal où je narrais des histoires banales, mon quotidien. Des phrases courtes et direct. Chaque page commençait par "Cher H". Je m'étais faites une amie, Naoko. Elle avait aussi perdu un proche, une affaire sanglante. Elle était beaucoup plus âgée que moi. Une ancienne de la résidence. Elle m'expliquait que certains n'étaient pas fait pour réintégrer la société, qu'ils finiraient leurs jours ici, comme elle. Mais que moi, "la jolie Hanae", je pouvais m'en sortir. Je n'y croyais pas un mot. Et pourtant, elle vit juste. La journée, nous nous promenions dans le jardin ou la forêt. Nous l'entretenions tour à tour. Nous apprenions à vivre en communauté, simplement, en accord avec la nature, en prenant soin de notre environnement, de nous satisfaire de choses simples que nous offrais la vie. Mais je m'obstinais de temps à autres à m'isoler de tous, sur cette branche épaisse de notre vieux pommier.
Je finissais par vivre normalement. Je contrôlais mes sentiments, j'arrivais à aller bien en apparence. En apparence, puisque les cicatrices demeuraient, somnolentes. Finalement, on me lança un : « tu es prête » et dans la foulée, j'ai appelé ma mère. Il est vrai qu'il était temps, que je rentre. Elle est venue me chercher le jour d'après. Il pleuvait et un gros orage éclata en fin de journée. J'avais fait mes adieux aux lieux, à Naoko. Nous nous échangions un dernier regard, elle sourit, tendrement. Habituellement, cette expression avait le pouvoir de m'apaiser, de me rassurer mais soudain une énorme angoisse envahit mes tripes. Je ne savais plus rien du monde extérieur, je n'avais plus de repère. Naoko ne sera plus là. Onze mois et pourtant, on s'habituait vite à cette vie d'exile. Je pleurais tout le trajet du retour en harmonie avec les trompes d'eau qui s'écrasaient sur notre petite voiture bleu. À la vue du panneau "Tokyo", j'hurlais, prise de panique. Ma mère, conciliante, plaqua soudainement sa main sur ma cuisse afin de me faire entendre raison. « Nous n'allons pas à Tokyo ma chérie », souffla-t-elle. Je me calmais, alors.
Je me suis installée dans le quartier de Shinkyo. Nous sommes déjà en Janvier 2015. J'ai rejoint les bancs de la fac à nouveau, plus effacée que jamais. Je travaille dans un petit cinéma le soir afin de vivre dans l'autonomie la plus complète. Ma nouvelle vie est paisible. Vide de sens, mais paisible. Et j'avance.
En ce qui concerne cette histoire de réincarnation, je n'y crois que très peu. Ou plutôt, je refuse d'espérer quoique se soit et d'ouvrir à nouveau mes plaies.
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